Chez Gustavo
Il y a bien longtemps, à Montmartre, un chef cuisinier d’à peine cinq ans était à la tête de l’un des plus grands restaurants parisiens. La cuisine de cet enfant était si originale qu’elle enchantait les tout jeunes fins gourmets de la capitale. Ce chef s’appelait Gustavo et il fut, d’après les critiques gastronomiques de l’époque, le cuisinier le plus innovant de son temps.
Gustavo vint au monde le 11 février 1916 dans un faubourg de Naples bien que certains biographes soutiennent mordicus qu’il naquit le 30 avril 502 à Constantinople. Très tôt, alors qu’il n’était qu’un nourrisson aux cheveux couleur de blé mûr, Gustavo manifesta un vif intérêt pour la nourriture. Depuis son berceau, il humait avec joie les odeurs de jambon grillé qui émanaient de la cuisine parentale et cela le plongeait dans une douce tranquillité. Ses parents, le jour où ils comprirent que la charcuterie avait des effets apaisants sur lui, décidèrent de le coucher dans le garde-manger, tout près des saucissons. Il fallait voir comment Gustavo s’abandonnait si facilement au sommeil les nuits où son père le couvrait de tranches de salami ; c’était à la fois tendre et émouvant.
Ayant fraternisé avec une saucisse de Strasbourg lors de ses nuits passées dans le garde-manger, les exigences de Gustavo en matière de bouffe s’accrurent considérablement. Du goût, voilà ce que voulait le petit Gustavo. Le jour de son premier anniversaire, alors que sa mère lui tendait une cuillère de purée chaude, Gustavo balaya la nourriture de la main et prononça ce qui furent ses tout premiers mots : « Je veux du civet de sanglier, nom d’un chien ! Et de l’aïoli de cabillaud ! ». Puis, plus rien. Gustavo entra dans un long silence qu’il rompit à l’âge de trois ans en balbutiant péniblement un « maman » et un « papa ».
L’attrait de Gustavo pour la gastronomie était acté. Lorsqu’il sut marcher, ses parents l’envoyèrent à Paris pour étudier la cuisine. Ce fut auprès du chef étoilé Marcel Gobelet qu’il fit ses classes. Ce chef, homme au ventre rond, aux moustaches bien nourries et à la toque plantée sur la tête, n’appréciait guère qu’un apprenti haut comme trois pommes traîne ses couche-culottes dans ses cuisines. Mais le chef Gobelet dut se rendre à l’évidence ; peut-être que Gustavo mouillait encore ses draps mais il maîtrisait la cuisson du bœuf stroganoff comme personne. « Cet enfant, déclara t-il en prenant Gustavo dans ses bras et en l’aidant à faire son rot, est un génie ! Inclinons-nous. »
Fort de trois années d’apprentissage chez Marcel Gobelet, Gustavo élabora un menu entièrement original et ouvrit dans la foulée son propre restaurant Place du Tertre. Sur le fronton, il inscrivit en lettres capitales : « Que nul n’entre ici s’il n’est un enfant ». Et quelques jours plus tard, une foule de petits pieds s’agitait un peu partout chez Gustavo. Un jeune garçon de six ans, Henri Bouillon, écrivit dans sa revue scolaire :
« Enfants de tous les pays, unissez-vous ! Chaussez vos pantoufles, enfilez vos bavoirs et foncez Chez Gustavo ! Lorsque vous entrerez dans ce restaurant, soyez certains d’en sortir avec un excédent de glycémie. Oubliez les pâtes au beurre de la cantine. Oubliez les compotes sans goût de vos grands-mères. Venez goûter au civet de fraises Tagada de Gustavo, à son velouté de barbe à papa, à ses pommes de terre sautées aux marshmallows et à sa côte de veau saveur réglisse. Dégustez enfin des plats à votre mesure ! Trempez sans honte vos frites dans de la chantilly et vos haricots verts dans du caramel. Fumez librement des cigarettes en chocolat sans vous préoccuper des qu’en-dira-t’on. Sentez-vous libres. Multipliez vos caries à l’infini. En deux mots comme en cent : BON APPÉTIT »
Journal le Chat Noir, décembre 2021