Balade au cimetière Saint-Vincent

Un matin de Novembre, à l’heure où la rosée laquait encore les trottoirs de la rue des Saules, Désiré entamait sa promenade. Depuis trente ans, il faisait toujours le même parcours sauf que, ce jour-là, il décida d’entrer dans le vieux cimetière. Tout était absolument charmant. Les rayons du soleil  rayaient les tombes d’une lumière mi-orange mi-pamplemousse, les merles chantaient sur les petites croix et la mousse d’automne verdissait les sépultures. Désiré se sentait bien.
En poursuivant son chemin, Désiré s’enfonça dans le brouillard. Il se faufila à travers caveaux et pierres tombales pour arriver dans un endroit plein de ténèbres. Pour tout dire, il ne reconnaissait plus rien. Désormais, des corbeaux psalmodiaient en chœur une sorte de marche funèbre sous un soleil devenu charbonneux. Cette combinaison d’obscurité et de bruit commençait à taper un tantinet sur les nerfs de Désiré. Près d’un arbre noir, il aperçut une pancarte : 
« Cher visiteur, si vous êtes arrivé jusqu’ici c’est que vous vous êtes sans doute égaré. Il est de notre devoir de vous informer du danger que votre personne encourt. En effet, vous devez savoir que les environs sont infestés de morts-vivants et de vampires. Autant dire que vos chances de survie, si vous avez déjà commencé à lire ce message, sont désormais nulles. C’est injuste, mais c’est ainsi. Néanmoins, voici quelques conseils qui pourront vous être utiles dès lors qu’un vampire vous aura sauté dessus.
Les vampires sont des créatures qui n’inspirent pas vraiment confiance. Cette crainte est certainement due à leurs longues canines acérées et à leur façon peu amicale de s’en servir. Disons ouvertement que c’est une compagnie à laquelle on préférerait se soustraire si on devait partager une loge à l’opéra avec l’un d’eux.
Tout comme le musicien de jazz, le vampire vit la nuit. Contrairement au musicien de jazz qui ne se nourrit que de whisky, le vampire s’abreuve exclusivement de sang. Il faut aussi savoir, cher visiteur, que l’état de ces suceurs d’hémoglobine est extrêmement contagieux et que lorsque l’un d’eux vous aura croqué, vous deviendrez vampire à votre tour – ce qui, soyons franc, deviendra très gênant pour que vous soyez accepté en discothèque.
Mais les vampires ne se trouvent pas seulement à un jet de pierre d’ici. Il peut très bien arriver que vous en découvriez un caché dans votre placard à chemises. Dans ce cas, et même si votre femme à moitié nue vous assure qu’elle va tout vous expliquer, vous devez immédiatement vous en débarrasser avant qu’il ne vous morde. Pour éliminer la vilaine créature (nous parlons toujours du vampire), veuillez procéder comme suit :
D’abord, plantez-lui un pieu dans le cœur et logez-lui une balle en or entre l’artère pulmonaire, le muscle sous-scapulaire et la valve aortique, ou plus simplement, dans la tête. Attention, si le vampire est pianiste, vous devez formellement lui tirer dans les roubignoles. Ensuite, décapitez-le tout en récitant à haute voix vos déclinaisons latines ; cela ne sert strictement à rien mais réviser un peu de latin ne peut pas vous faire de mal. Pour finir, et seulement après l’avoir entièrement démembré avec une lame bien aiguisée, vous exposerez expressément ses abats à la lumière du soleil. N’oubliez pas, vous devez l’enrober de gousses d’ail et l’asperger d’eau bénite avant de l’exhiber en plein jour. Si vous ne disposez pas d’eau bénite, un peu sauce béarnaise marche très bien. 
Nous différencions deux catégories bien distinctes de vampires. La première catégorie est dite « primitive ». Nous sommes, à ce stade de votre lecture, dans l’obligation de vous dire que certains d’entre eux vous ont déjà repéré. Nous vous invitons à ne pas paniquer – même s’il y a de quoi – et à continuer de lire attentivement nos instructions.
Plus proche du mort-vivant que du vampire, le vampire primitif est la honte de l’espèce. Sa principale particularité est qu’il n’a pas de cerveau. Stupide et demeuré, le vampire primitif dispose d’une fâcheuse tendance à étriper, charcuter et dévorer tout ce qu’il rencontre. Ce falot sanguinaire se bâfre sans vergogne d’hommes, de femmes, d’animaux et de membres du parti socialiste – proies qu’il affectionne par-dessus tout. Il est toujours bon de savoir que le vampire primitif se cache, afin que l’on ne puisse jamais le repérer, dans des lieux infréquentés tels que les vieilles tombes et les rayons de « poésie contemporaine » des librairies.
La deuxième catégorie de vampires est bien plus raffinée et de meilleure éducation que la première. Cette catégorie appartient à la race « noble » et il y a, nous devons bien vous l’avouer, peu de chance pour que vous rencontriez un vampire de cette espèce. Cependant, nous nous permettons de vous en détailler quelques spécificités.
La plupart du temps, le vampire noble vit dans un manoir anglais, se vêt exclusivement de redingotes et ne cotise pas à la sécurité sociale. Bien plus élégant et distingué que le vampire primitif, le vampire noble affectionne tout particulièrement les proies féminines qui savent apprécier Schubert. Plutôt que scalper la moitié du crâne d’une de ses victimes avec une clef à molette comme l’aurait fait un vampire primitif, le vampire noble préfère apprivoiser ses victimes au rayon lingerie des Galeries Lafayette. Si nécessaire, il usera de son charme lyrique et de ses qualités renversantes de danseur de twist. Notez que si un vampire noble vous mord, votre PEL sera automatiquement clôturé.
Vous l’aurez compris, les vampires sont de nature peu fréquentable et il est fortement recommandé de ne pas en inviter à votre garden party.
Si nous avions, cher visiteur, ne serait-ce qu’un dernier conseil à vous donner, c’est de courir le plus vite et le plus loin possible de ces lieux maudits car il est fort probable que vous soyez déjà dans le viseur d’une tripotée de vampires primitifs. En vous souhaitant une bonne continuation, amicalement,

L’office du tourisme de Montmartre. »

Désiré prit ses jambes à son cou et, selon l’exigence de la situation, rentra chez lui à toute berzingue. Lorsqu’il ferma la porte derrière lui, son front suait à grands flots. Il se rua dans la chambre où sa femme, à moitié nue, tressaillit lorsqu’elle le vit. En lui racontant son histoire, Désiré entendit du bruit dans le placard à chemises. Là, sa femme se redressa et, dans une ostensible anxiété, lui dit alors : « Je vais tout t’expliquer ».

Journal le Chat Noir, novembre 2022